Difficile à croire, mais la moitié de mon séjour à Vincennes est déjà passée. J’ai l’impression que cela fait à peine quelques semaines que je suis arrivé, sans doute parce que j’ai sillonné la France le mois dernier. Lyon, Vienne, Besançon, Pau, Auxerre. J’ai même été à Morges et à Oron en Suisse. Il y a un mois, j’étais incapable de prononcer le nom de quelques-unes de ces villes. J’ai encore de temps en temps des problèmes avec mes "r". Mes "r" me trahissent à chaque coup : c’est sûr, ce type est américain. Peut-être que je serai venu à bout de ce "r" récalcitrant d’ici à la fin novembre, avant mon départ. C’est un but modeste, mais réalisable, d’après moi, étant donné que je suis loin d’en avoir fini avec mes déplacements en France. En novembre, j’irai à Mulhouse, Nantes, Dreux, Clamart, Brive et Bordeaux.

Mais octobre, c’est mon mois vincennois. Pause bienvenue dans cette tournée des librairies, et l’occasion de me familiariser avec la ville. Et quel moment parfait. Le temps est en train de changer. La moiteur de septembre, heureusement, a enfin disparu. Les feuilles dans le bois de Vincennes changent de couleur. Or, ambre, brun-roux, orange. Une multitude de je ne sais pas bien quelles baies ou quels fruits qui ressemblent à des pommes miniatures couleur rouille tombe des branches, et s’écrase en bouillie gélatineuse dans les sentiers, sous les pas des promeneurs.

Le soir, dans une des brasseries de l’avenue de Paris, je corrige ce que j’ai écrit dans la journée. Parfois en prenant un express, parfois un verre de vin. Toujours tout seul. Mais je n’éprouve pas de sentiment de solitude. J’aime regarder les passants. Quel était cet auteur qui écrivait dans des cafés, inspiré par les visages d’étrangers ? Était-ce Tolstoï, Flaubert ou quelqu’un d’autre ? Non pas que je me compare à eux, bien entendu. Mais je comprends leur source d’inspiration et d’imagination quand j’aperçois ces couples, beaux, heureux, vêtus de manteaux d’hiver habillés et d’élégantes écharpes, parfois accompagnés d’un enfant qui babille en sautillant entre eux. Les jeunes à scooter ou en rollers. Les vieilles dames et leurs chiens altiers. Les vieux messieurs en casquette et fumant la pipe.

Ces dernières semaines passées à Vincennes n’ont pas été dépourvues d’incidents. Quoique je sois moins nerveux et maladroit qu’à mon arrivée, il m’arrive parfois de m’attirer des ennuis. L’autre jour, par exemple, quelqu’un n’arrêtait pas de sonner à ma porte. J’étais en train de laver la vaisselle. Puis ce quelqu’un s’est mis à frapper à grands coups sur la porte d’entrée. Il répétait en hurlant quelque chose qui ressemblait à "Oh, non ! Oh, non !" . Au début, je n’ai pas répondu. Vous l’auriez fait, vous ?

Mais le type a persisté, et, pour finir, j’ai ouvert brusquement la porte, très agacé. L’homme, un plombier français, était au bord de l’apoplexie. Son visage : de la même nuance de rouille que les trucs qui ressemblaient à des pommes dans le bois. Il a fait irruption dans mon appartement, a tendu le doigt en direction de l’évier de cuisine et a dit : "Non ! " Puis même geste en direction des toilettes et il a redit : "Non ! " Même geste à nouveau en direction de la douche. "Non ! "

Il s’est avéré qu’une affiche avait été apposée à l’entrée de l’immeuble, indiquant aux locataires de ne pas utiliser l’eau ce jour-là. Elle était écrite en français. Je ne lis pas le français.

Le plombier en colère, se rendant compte que j’étais américain, finit par se calmer et se retirer après quelques excuses par gestes. Après le déjeuner, je me suis brossé les dents au Perrier. Et puis, distrait et étourdi que je suis, j’ai accidentellement tiré la chasse d’eau, cet après-midi-là, avant de quitter la maison. J’ai entendu le plombier, deux étages plus bas, qui criait : "Merde ! Oh non, oh non ! "

J’ai quitté l’immeuble en catimini et me suis assuré de ne rentrer que tard le soir, quand j’étais sûr que le plombier serait parti.

Hier soir, j’ai eu un cauchemar. Un de ces cauchemars qui n’ont ni queue ni tête. Je faisais la vaisselle dans un évier au milieu d’un bois qui ressemblait beaucoup au bois de Vincennes. J’ouvrais le robinet, et au loin, dans les profondeurs du bois, une voix exaspérée criait : "Oh non, oh non ! "

Traduction : Dominique Chevallier

English text

VINCENNES PART 2

Hard to believe, but my stay in Vincennes is halfway over. It seems only a handful of weeks since I’ve arrived, probably because I’ve been all over France during the past month. Lyon, Vienne, Besancon, Pau, Auxerre. I’ve even been to Morges and Oron in Switzerland. A few of these places I wasn’t able to pronounce a month ago. I still have occasional problems with my r’s. My r’s are a dead give away: definitely American, this guy. Maybe I’ll conquer the recalcitrant French r by the end of November, before I depart. A modest and achievable goal, I think, given that my French travels are far from finished. In November, I’ll visit Mulhouse, Nantes, Dreux, Clamart, Brive, and Bordeaux.

October, though, is my Vincennes month. A welcome break in my book tour, and an opportunity to acquaint myself with the city. And what a perfect time. The weather is just beginning to turn. The mugginess of September has finally, mercifully, vanished. The leaves in Bois de Vincennes are changing colors. Gold, umber, russet, orange. What look like miniature rust-colored apples---I’m not sure what kind of berry or fruit---are falling in droves from the branches, smashed on the paths into gummy jam under the heels of passersby.

In the evenings, at one brasserie or another along the Avenue de Paris, I edit my day’s writing. Sometimes with espresso, sometimes with wine. Always alone. But not lonesome. I enjoy watching the passersby. What author wrote in cafes, inspired by the faces of strangers? Was it Tolstoy, Flaubert, or someone else? By no means am I comparing myself with them. Of course not. But I understand the source of their inspiration and imagination as I glimpse the handsome happy couples dressed in svelte winter coats and elegant scarves, sometimes a chatty child skipping between them. The kids on their scooters and rollerblades. The elderly women with their small and haughty dogs. The elderly men with their flat-caps and pipes.

These past few weeks in Vincennes have not been without incident and accident. While not as anxious and blundering as I was when I first arrived, now and then I get into trouble. The other day, for instance, someone kept ringing the bell of my flat. I was doing my wash and dishes. Then that someone started lambasting my door. He was screaming something that sounded like, “No oh! No oh !” over and over. At first I didn’t answer the door. Would you have ?

But the man persisted and finally, angrily, I flung open the door. The man, a French plumber, was nearly apoplectic. His face: the color of those rust-colored apple-things in the park. He barged into my place and pointed at kitchen sink and said, "No ! " Then he pointed at the toilet and said, "No ! " Then he pointed at the bathroom shower. "No ! "

Turns out, a notice had been taped up on the entry of my building, instructing the tenants not to use the water that day. It was in French. I don’t read French.

The angry plumber, realizing I was American, finally calmed down and left after some mimed apologies. After lunch I brushed my teeth with Perrier. And, forgetful and absent-minded person I am, I accidentally flushed the toilet later that afternoon before leaving the apartment. I heard the plumber screaming two stories below, “Merde ! No oh ! No oh !”

I snuck out of the building quickly and made sure not to return until well in the evening, when I knew the plumber would be gone.

Last night, I had a nightmare. One of those nonsense nightmares. I was washing dishes at a sink that stood in the middle of a park that looked very much like Bois de Vincennes. I turned on the spigot and from a distance, deep within the woods, an angry voice shouted, “No oh ! No oh !