Cette chronique, la dernière que j’écris pour Vincennes Info , était censée être badine et joviale, avec une ou deux savoureuses anecdotes sur mes mésaventures et autres tribulations en France et mes efforts incessants pour appréhender  les rudiments de votre langue, mais nous sommes le matin du 14 novembre, presqu’une semaine après l’élection, et la légèreté ne semble pas de mise. Si vous voulez le savoir, on dirait que la légèreté s’est envolée au-delà du système solaire. Et je suis déjà en retard pour remettre mon texte. Par la fenêtre, un ciel  misérable, maussade, lourd de pluie, couleur bitume. Eh oui, même le temps à Vincennes se met au diapason, théâtral et larmoyant. Plein de commisération. "Eh ouais, Tom, mon pote. Je suis avec toi. Boudons ensemble.”

Je quitte Vincennes dans dix jours. Je préfèrerais de loin ne pas avoir à le faire. Il y a peu de chance qu’on m’accorde un visa. Encore moins un mariage précipité et une citoyenneté de substitution. Bien sûr, c’est une blague. Une demi-blague. Pour être franc, un sentiment de brisure, de mélancolie, s’est niché en moi, une impression que le chez-moi que j’ai quitté n’est pas celui dans lequel je retourne. Cette sensation d’être perdu, de vivre dans les limbes, ce n’est pas bon pour l’âme. Mais c’est très bon pour l’écriture. Compensation bien mesquine, si vous voulez mon avis, mais bon.

Je n’y irai pas par quatre chemins. Je suis effondré, et dégoûté de la façon dont les évènements politiques ont tourné dans mon pays. J’ai même honte. C’est irrationnel, je le sais, puisque comme bien des gens en Grande Bretagne et bien des gens en France – je croiserai les doigts en pensant à vous en mai – je n’ai jamais voulu ce bouleversement radical. Bon Dieu, je n’aurais même jamais imaginé qu’il était possible.

Les jours qui ont suivi l’élection, je me suis hasardé hors de mon appartement avec quelque appréhension. Je n’avais pas le choix. Je devais participer à des rencontres littéraires, à une interview pour la radio, à un cours, à une soirée raclette. Les gens allaient-ils croire que j’étais pour quelque chose dans les résultats de l’élection ? Soupçonneraient-ils – à Dieu ne plaise – que j’avais voté pour l’ogre orange ? Me poursuivraient-ils, armés d’une torche d’une main et d’une fourche de l’autre ?

Peut-être pourrais-je circuler dans les rues et dans le métro sans me faire remarquer. Y avait-il quelque chose qui trahisse le fait que je suis américain ? Ma démarche négligée ? Mes yeux baissés ? Mes lacets, ma ceinture, mes cheveux ? Est-ce qu’on m’observait avec de la dérision dans le regard, ou de la pitié, ou un mélange des deux ?

En l’occurrence, rien de tout cela. Tous les libraires, chauffeurs de taxis, ou  serveurs, sans exception, à qui j’ai parlé dans ces quelques premiers jours, ont fait de leur mieux pour me consoler, me soutenir. Ils entendaient mon accent, remarquaient mon français balbutiant, m’examinaient et me disaient : "Trump, hein? C’est terrible !" Pas de condescendance, pas de jugement, rien que de la commisération. "Oui, c’est terrible. Très mauvais." Quelqu’un d’autre: "Trump ?" Pas besoin d’en dire plus. "Trump. Argh ! C’est terrible." "Oui, très mauvais." Et ainsi de suite.

Alors comment se fait-il ? Inexplicable. Mais cela me rappelle cette citation d’Hemingway. Dans Le Soleil Se Lève Aussi , je crois. On demande à l’un des personnages comment il a fait faillite. "Ça a été lent et soudain" , répond-il. Je paraphrase, mais vous voyez ce que je veux dire.

Alors comment ça s’est fait, en Amérique ? Ça a été lent et soudain.

Comme il paraît loin cet instant il y a trois mois où j’ai pénétré pour la première fois dans mon appartement à Vincennes. J’étais assommé par le mal du pays et la solitude. Comment allais-je survivre ? La réponse, bien entendu, était évidente. De la même manière, j’imagine, que mes amis et ma famille survivront au résultat de ces élections. Jour après jour. Lentement, jusqu’à ce que soudain les choses semblent aller un petit peu mieux.

Parce que nous n’avons pas le choix.

C’est drôle, parce que cet endroit dont je voulais m’enfuir il y a quatre-vingt dix jours me paraît plus chez moi que le lieu qui m’attend. Cet appartement spartiate où je passe mes journées entouré d’un nid irrégulier de sachets de thé, de post-its, de bouts de papiers gribouillés, de recueils d’expressions françaises, de cannettes de Perrier et de vieux tickets de métro. J’ai changé. Je suis un peu sorti de moi-même, pour ainsi dire, ce que j’aurais dû faire depuis longtemps. Et je me rends compte que Vincennes et que Paris sont bien moins loin que ce que je croyais autrefois.

Cela va me manquer d’être ici. Cela me manque déjà.Merci, Vincennes pour ton hospitalité. Merci à vous tous qui avez fait qu’ici soit un peu plus chez moi.

Traduction : Dominique Chevallier

English text

LAST VINCENNES ENTRY

This, my last piece for the Vincennes monthly, was supposed to be light-hearted and breezy, a blithe anecdote or two about my mishaps and misadventures in France and my continuing struggles to grasp the rudiments of the language, but it is the morning of November 14th, nearly a week after the election, and levity seems far out of reach. Okay, levity seems to have flown from the solar system. And this dispatch is already overdue. Outside the window, a dingy sullen sky the color of asphalt threatens rain. Yes, even the weather in Vincennes is appropriately histrionic and maudlin. Commiserating. "Yeah, Tom, I feel you, brother. Let’s sulk together."

I’m leaving Vincennes in ten days. I’d much rather not. A visa extension is highly unlikely. A shotgun wedding and ersatz citizenship even more. Of course, I’m joking. Half-joking. To be honest, a broken bluesy feeling has roosted inside me, a heartsick sense that the home I left isn’t the home to which I’m returning. This feeling of being lost, this feeling of living in limbo, it’s not a good feeling for the psyche. But it’s pretty good for your writing. A measly compensation, if you ask me, but still.

I won’t equivocate. I’m dismayed and disgusted by the political turn of events in my country. I’m even embarrassed. Irrational, I know, because like so many people in Britain and so many people here in France---I’ll keep my fingers crossed for you in May---I never asked for this sea change. Hell, I never even imagined it possible.

The first few days after the election, I ventured out of my flat with some trepidation. I had no choice. There were book events to attend, a radio interview, a class, a raclette. Would people think I had anything to do with the election outcome ? Would they suspect, God forbid, that I voted for the orange ogre? Would they come after me with torches and pitchforks ?

Maybe I could walk the streets and ride the metro unnoticed. Was there anything that gave me away as American ? My sloppy gait ? My downcast gaze ? My shoelaces, my belt, my hair ? Were they regarding me with derision, with pity, with some combination thereof ?

None of these, it turned out. Every one of the booksellers and taxi drivers and waiters with whom I spoke in those first days were anything if not comforting and conciliatory. Hearing my accent, noticing my faltering French, they’d eye me and say, “Trump? Too bad, yes?” No condescension, no judgment, only commiseration. “Yes, too bad. Tres mauvais.” Another person, “Trump?” No elaboration necessary. “Trump. Ugh.” “Yes. Trump. Ugh. Whoa. Very bad.” “Oui, très mauvais.” So on and so forth.

So how did it happen ? Inexplicable. But I’m reminded of that old Hemingway quote. From Sun Also Rises , I believe. One of the characters is asked how he went bankrupt. “Slowly and suddenly,” he answers. I’m paraphrasing, but you get the idea.

How did this happen in America? Slowly and suddenly.

How long ago it seems, the moment three months ago when I entered my Vincennes flat for the first time. Homesickness and loneliness clobbered me. How on earth was I going to survive? The answer, of course, was obvious. The same way, I suppose, my friends and family will survive the outcome of the election. Day to day. Slowly, until suddenly things seem a little better.

Because we have no choice. 

Strange, but this place I wanted to take flight from ninety days ago seems more a home than the place awaiting me. This Spartan flat where I spend my days surrounded by a ragged nest of tea sachets, post-its, scribbled-on scraps of paper, French phrase books, Perrier cans, metro stubs. I’m a changed person. I’ve gotten outside myself a bit, so to speak, which was long overdue. And I realize that Vincennes and Paris are not nearly as far away as I once felt.

I’ll miss it here. I already do. Thank you, Vincennes, for your hospitality. Thank you to everyone who made this place seem a little more like home.

Tom Cooper