Je suis arrivée à Vincennes le 29 août. Dans mes bagages, il y avait des vêtements pour trois saisons, quelques livres, mes produits, trois parfums sans lesquels je me sens nue, mes papiers, mon ordinateur et un projet de roman. Dans mon agenda, il y avait une liste d’adresses électroniques d’amis français, d’amis d’amis et d’une personne à qui je me promettais d’écrire avant de me lancer dans mes recherches pour Roman 3. J’ai rédigé un brouillon de courriel avant le Festival America mais je l’ai gardé pour moi, dans la boîte virtuelle d’envois en attente de ma messagerie électronique. J’ai révisé le courriel comme on révise un article ou un manuscrit ; je l’ai relu, recomposé, relu encore, puis je l’ai laissé là, terre en jachère que le temps va bonifier.

J’ai vu des films, lu des livres, rempli un carnet de notes, préparé mes voyages de recherche en Irlande et en Angleterre. Vers la fin du mois de septembre, un ami m’a invitée à l’accompagner à la projection de presse du film ‘71 de Yann Demange. L’homme à qui je voulais, à qui il fallait que j’écrive était à une rangée de nous au cinéma. Mon ami, à voix basse : "Va lui parler, il est devant nous." "Oui oui. Après la projection."

Et puis non. Repli. Pourquoi l’embêter avec mes questions un peu naïves ? Avec mon accent du bout du monde, mes a qui ressemblent parfois à des â ? Je n’aurais pas terminé mes phrases, elles se seraient épuisées dans un souffle, j’aurais mangé mes mots. Alors non, mais je lui écrirai.

L’ami a pris de mes nouvelles au cours de l’automne. Il me demandait régulièrement si j’avais envoyé ce courriel. Non, mais je le ferai avant mon voyage en Irlande, je te le promets. J’ai rédigé une vingtaine de pages de notes, lu des ouvrages et des articles, animé un atelier, vu des films et des documentaires en anglais et en français, mais je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas sélectionné l’option envoyer . Mon ami n’a pas insisté.

Le vendredi 28 novembre dernier était projeté avant sa sortie officielle au cinéma La Clef, dans le 5e arrondissement de Paris, le film Ceci est mon corps de Jérôme Soubeyrand, qui met notamment en vedette une actrice extraordinaire, Marina Tomé, qui a d’ailleurs participé à l’atelier d’écriture que j’ai donné cet automne à Vincennes. Petite salle au sous-sol, public sans complexe. J’ai choisi un siège au centre : rangée du centre, cœur de la rangée. J’étais seule avec ma petite nuit blanche dans le corps. J’ai noué le foulard de soie fleurie autour de mon cou pour protéger les autres de ma mauvaise humeur, et, par habitude quand je suis seule, j’ai balayé du regard la salle. J’ai repéré devant moi une nuque, une tête, une main qui prenait des notes dans un carnet, puis un profil. J’ai éclaté de rire dans mon foulard. Et j’ai souri franchement. À l’écran, il y a eu Marina, dont l’interprétation formidable dépasse tout, et dans la salle pleine à craquer, il y avait le destinataire de mon courriel non-envoyé, à qui la nuque, la main et le profil appartenaient. Formidable hasard, gong de fou.

En sortant de la projection, je me suis adossée au mur près de la porte du cinéma La Clef pour consulter la messagerie de mon téléphone. C., qui venait de sortir par la même porte, s’est retourné et m’a demandé si j’avais vu le film. Je me suis présentée : "Perrine Leblanc. Je suis Québécoise. " Et cetera. Un petit groupe de spectateurs qui avaient assisté à la projection du film s’est formé autour de nous. Les sujets de conversation étaient variés : le film, le jeu formidable des acteurs, nos livres, le mur du cinéma La Clef, la vie et le cinéma dans les années 1970, la sexualité, puis 2014. Le petit groupe a changé de lieu, il a choisi pour la suite de l’échange un bistro dont j’ai oublié le nom. Bière, cafés, Coca, orange pressée. Et devant moi, non plus de dos ou dans l’ombre virtuelle mais de face, mon vis-à-vis, cet écrivain formidable et généreux que je cherchais à joindre depuis mon arrivée en France.

Je n’ai pas pu consulter les documents commandés au Service historique de la Défense. Les références demandées ne sont pas "librement communicables ", la "consultation est soumise à dérogation ". Ah bon ? D’accord. Je m’en remets aux historiens. Et au corps de l’Histoire.

PERRINE LEBLANC

P.-S. : Il neige chez moi. Il a fait - 15 °C la semaine dernière. Je pense au titre d’un très beau roman de mon compatriote Réjean Ducharme, L’hiver de force . Mais l’été prochain il fera 30 °C. C’est comme ça au Québec. Les quatre saisons sont bien marquées.

Chronique parue dans le numéro de janvier 2015 de Vincennes info