Traduction française

Au cours de l’été 2020, au plus fort de la pandémie de Covid, des manifestations « Black Lives Matter » et d’une élection présidentielle américaine brutale, j’ai donné une interview à un journal italien : le journaliste m’a demandé si je pensais que la littérature pouvait être un recours dans cette époque que nous vivions. J’ai répondu :

« Evidemment que la littérature, l’art et la liberté d’expression sont des éléments clés de tout espoir de transformation de la société en un ordre plus juste, plus équitable, plus durable. La littérature – et il ne s’agit là que de l’opinion d’un petit con, j’en ai bien conscience, mais j’y crois profondément – sera toujours un des outils principaux de l’humanité pour exprimer cet espoir. »

Si j’ai l’arrogance de m’auto-citer, c’est simplement pour réaffirmer haut et fort  cette opinion  en l’  effrayante et depuis peu tragique année 2022 surtout à un moment où mon propre pays subit une vague de censure qui traverse tout l’échiquier politique. A Los Angeles où j’habite, le district scolaire unifié de Burbank a interdit un certain nombre de romans classiques dont Les Aventures de Huckleberry Finn  de Mark Twain, Ne Tirez pas sur l’Oiseau Moqueur de Harper Lee et le classique du roman pour adolescents  Tonnerre, Entends mon Cri de Mildred T. Taylor. Que la censure de gauche ait atteint le point où elle n’hésite pas à attaquer l’art de Mildred Taylor, femme noire qui a écrit des romans pour la jeunesse exceptionnels et qui font réfléchir sur l’histoire du racisme américain, est aussi totalement ahurissant que scandaleux.

Que des progressistes cherchent à interdire l’art et la littérature qu’ils trouvent « problématique » est, en tout cas à l’échelle de ma vie, un phénomène relativement récent. C’est si grotesque et malavisé qu’on peut au moins espérer que cela finira par s’effondrer sous le poids de sa propre débilité (ou alors, quelqu’un retraduira du français à l’anglais cet article et ils censureront Ohio !). Quand la censure vient de la gauche elle a pour effet paradoxal d’attiser les velléités de ces idéologues détestables qui jouissent de jouer les rebelles. La censure de droite, elle, est évidemment beaucoup plus insidieuse, car ce côté-là a compris pourquoi la liberté d’expression est à son désavantage. Il y a une raison pour que, comme l’a écrit Amanda Gorman « Les tyrans craignent le poète ». Vladimir Poutine ne passe guère de temps à se préoccuper de la résistance armée à son régime autoritaire en Russie, mais il a passé des années à se battre contre le groupe Pussy Riot.

Aujourd’hui, aux Etats Unis, le mouvement de droite pour l’interdiction des livres qui abordent l’identité de genre et l’orientation sexuelle est au comble de la frénésie. Gender Queer, de Maia Kobabe, est le livre le plus interdit dans le pays en 2022 selon l’ALA (Association des bibliothèques américaines). L’ALA remarque une augmentation sensible des tentatives d’interdiction de livres : 729 protestations contre des textes de bibliothèque, d’école ou d’université en 2022, contre 156 en 2020.

Au cours de l’histoire de la littérature, on trouve toujours des gens pour vouloir empêcher des idées, des descriptions voire des paroles individuelles d’atteindre l’esprit du public. Le raisonnement évolue avec le temps, mais le fond est toujours le même : « Ce roman est dangereux. Il s’attaque à un sujet auquel je ne veux pas que le public ait accès. La société devrait être ainsi, et ce livre dit autrement. » Les deux seules choses dont on peut être sûr, c’est que les censeurs ne mesurent pas leur bêtise, et que la réponse des artistes est toujours de faire éclater ces idéologies si incertaines.

Maintenant que je suis en France, ce qui m’impressionne le plus, c’est l’engagement de ce pays envers la lecture et bien sûr son soutien à la littérature et aux arts sous toutes leurs formes. La raison même de cette chance que j’ai d’être à Vincennes, c’est que la municipalité et le Festival America pensent qu’il est dans l’intérêt général de faire venir des écrivains, de nous faire rencontrer des élèves pour leur dire à quel point c’est incroyable et gratifiant d’être pour toute la vie un écrivain et un lecteur, d’avoir un écrivain qui interagit avec le grand public. A une époque où les politiques antidémocratiques, le sectarisme, et oui, la censure avancent à grands pas et regagnent en force, le fait d’accueillir un braillard d’écrivain américain  et de faire en sorte qu’il traîne dans vos cafés pendant quelques mois en même temps qu’il promeut un livre, en finit un autre et en commence un troisième, rien que cela est en fait un petit acte de démocratie et de défi.

Et pourquoi la liberté d‘expression, la liberté de l’art et une littérature hardie sont-ils des éléments vitaux de la construction d’une société démocratique plus abondante et plus juste ? Parce que les normes sont là pour être remises en cause, ce que nous pensons aujourd’hui n’est pas forcément ce que nous penserons demain, et la loupe de l’écrivain, qui accepte de défier le conformisme, d’attirer l’attention sur les marginalisés, ou simplement qui crée un monde ou des personnages qui subrepticement suscitent l’empathie, la créativité, la passion, l’humour ou l’espoir dans le cerveau du lecteur a toujours été et sera toujours le soutien vital de notre humanité collective.

Traduction : Dominique Chevallier

 

Texte original

In the summer of 2020 at the height of Covid-19, the Black Lives Matter protests, and a vicious American presidential election, I gave an interview with an Italian newspaper in which the reporter asked me if I thought literature could be a resource in times like these. I responded:

“Obviously, I believe literature, art, and free expression are a keystone element of any hope of reshaping society to a more just, equitable, and sustainable order. Literature—and this is just one asshole’s opinion, I understand, but I do feel it deeply—will always be one of humanity’s great tools of that expression.”

I arrogantly quote myself here only to reaffirm that opinion wholeheartedly in the newly tragic and frightening year of 2022, especially in a time when my own country is undergoing a wave of censoriousness that crosses the political spectrum. In Los Angeles, where I currently live the Burbank unified school district banned certain classic novels, including Mark Twain’s “The Adventures of Huckleberry Finn,” Harper Lee’s “To Kill a Mockingbird,” and Mildred D. Taylor’s young adult classic “Roll of Thunder, Hear My Cry.” That left-wing censorship has reached the stage at which it feels comfortable attacking the art of Taylor, a Black woman, who wrote exceptional and challenging novels for young people about the history of American racism, is as totally bewildering as it is outrageous.

Progressives seeking to ban art and literature they find “problematic” is, at least in my lifetime, a relatively new phenomenon. It is so preposterous and misguided that one at least hopes it may eventually collapse under the weight of its own clownishness (Or someone will translate this article from French back to English, and they’ll start banning Ohio!). When censorship comes from the political left it has the paradoxical effect of fueling hateful ideologues who revel in playing a rebel to society. Right-wing censorship is obviously much more insidious because that part of the political spectrum understands why free expression is to its disadvantage. There’s a reason, as Amanda Gorman wrote, “Tyrants fear the poet.” Vladimir Putin doesn’t spend a lot of time fretting over armed resistance to his authoritarian rule within Russia, but he spent years battling the band Pussy Riot.

Now, in the United States the right-wing movement to ban books that grapple with gender identity and sexual orientation has reached a fever pitch. Maia Kobabe’s Gender Queer is the most banned book in the nation in 2022, according to the American Library Association. The ALA notes a marked increase in the attempts to ban books, with “729 challenges to library, school, or university materials in 2022” as compared to 156 in 2020.

Throughout the history of literature, there have always been those who want to stop certain ideas, depictions, descriptions, or individual words from reaching the minds of the public. The reasoning changes over time, but the bedrock is always thus: “This novel is dangerous. It explores a subject that I don’t want people to have access to. Society should be this way, and this book says otherwise.” That the censors never see their folly, and that artists always respond by cracking apart these insecure ideologies are the only surefire things to bet on.

In my time in France, what has impressed me so much is this country’s commitment to reading, and of course its support of literature and the arts in every form. The very reason I had this opportunity to come to Vincennes is because the city government and Festival America think it is in the interest of the public to bring writers here, to have us in schools telling kids how incredible and rewarding it is to be a lifelong writer and reader, to have a writer engaging with the wider community. In a time when anti-democratic politics, bigotry, and, yes, censorship are all on the march and gaining strength, hosting a loudmouthed American writer and having him kick around in your cafes for a few months while he promotes one book, finishes another, and begins a third, is in itself a small act of democracy and defiance.

And why is free expression, free art, and bold literature a vital component in building democratic societies with more abundance and justice? Because norms should be challenged, the way we think today may not be the way we think tomorrow, and the searching lens of the writer, willing to challenge conformity, draw attention to the marginalized, or simply create a world or characters that surreptitiously stirs empathy, creativity, passion, humor, or hope in the reader’s brain stem has always served and will always serve as the vital underpinning of our collective humanity.