Me voilà, près de deux semaines après le début de ma résidence à Vincennes, le lendemain de tout le capharnaüm du Festival America, et il faut bien reconnaître que je commence à peine à m’habituer à vivre si loin de La Nouvelle-Orléans. Elle me semble à des années-lumière. De temps en temps je suis assommé par le mal du pays. Puis par la panique. Puis par l’incrédulité. Mais qu’est-ce que je fais ici ?

Je suis un être d’habitudes. Un bernard-l’hermite bien tranquille à l’intérieur de sa coquille. Il y a des gosses de deux ans qui ont davantage voyagé que moi. Des caniches nains. Des Pokémon. J’ai quarante-deux ans – je ne sais pas comment c’est arrivé – et je n’ai pas vu grand-chose du monde en dehors des États-Unis. Parce que je n’avais pas le temps. Parce que je n’avais pas l’argent. Mais ça n’est pas tout. La vérité vraie ? Je suis d’un naturel trop inquiet et sujet aux accidents. Je suis têtu. J’ai besoin de plusieurs heures par jour de solitude. Et je chéris mon confort douillet. Maintenant, et c’est déjà tard, il est temps de changer. Il est temps de découvrir le monde et de m’ouvrir à de nouvelles expériences, de nouvelles rencontres, de nouveaux horizons. Et c’est juste le bon moment, étant donné le cadeau qu’est cette résidence.

Si on m’avait dit il y a trois ans que le roman dont je faisais la correction, Les Maraudeurs , serait publié chez Random House aux États-Unis, j’aurais pensé que cela relevait d’un optimisme bien téméraire. J’étais passé par trop de chagrins, trop de déceptions. J’étais cynique, blasé, fatigué. J’étais fauché, et en miettes d’avoir enseigné à plein temps plus de douze ans pour une paye qui ne permettait pas de vivre.

Gros plan sur les petits violons de l’apitoiement sur soi. Je sais, je sais.

Mais si quelqu’un m’avait dit il y a trois ans que le roman serait publié en France ? Chez Albin Michel ? Qu’il rencontrerait un public important et enthousiaste ? Qu’il ouvrirait tant de portes sur tant d’opportunités, de festivals, de séances de dédicaces, et un séjour à Paris de trois ou quatre mois pour travailler à mon second roman ?

Ma foi, j’aurais pensé que cette personne était folle, ou sadique, ou les deux.

Et pourtant, me voilà.

Surréaliste.

Quels drôles de tours la vie peut prendre.

Cela ne fait que deux semaines, mais ces quatorze jours ont été remplis d’entretiens, de séances de dédicaces, de débats. Et de dîners. Bon sang, les dîners. Les dîners à Vincennes et à Paris sont des affaires qui durent deux, trois heures. Vin, express, pain, vin, entrée, plat principal, dessert, vin, express, encore un peu de vin.

Je ne connais à peu près rien au français. J’essaie. Si, si. Je le jure. Je suis… "opiniâtre *" (*en français dans le texte, NdT) ? Et jusqu’ici, Dieu soit loué, les Vincennois ont manifesté patience et indulgence devant mes pantomimes frénétiques et mon galimatias.

Pomme ! Tondeuse à barbe ! Post-it !

"Sécurité, allez jeter un coup d’œil dans l’allée numéro trois !!"

D’autres Parisiens ont carrément fait preuve de sollicitude. Par exemple, après que je lui ai dit que j’étais perdu, un monsieur plutôt âgé, qui portait un T-shirt sur lequel était écrit "Sex Monster", m’a accompagné sur plusieurs rues jusqu’à la station de RER.

Tout le long du chemin, je me suis dit : "Ce type est probablement un dingue. De tous les gens à qui tu aurais pu demander, tu t’adresses à ce gars au T-shirt Sex Monster. Bon sang. Il a probablement une hachette et tu es bon pour être décapité. Bravo, grand con !"

Rien de tel ne s’est produit. Évidemment. Non : ce brave homme faisait simplement tout son possible pour aider un malheureux étranger égaré. Arrivé sain et sauf à la station, je remerciai le type sans doute sept ou huit fois. Il a fini par lever la main : arrêtez, je vous en prie. Et puis il a fait un grand geste du bras qui englobait le ciel sans nuages de ce samedi matin là. Et les pavés du boulevard ensoleillé. Et les étals de marché éclatants de fleurs, de fruits, de légumes.

"Pourquoi pas ? dit-il. C’est une belle journée."

C’est sûr.

J’en aurai d’autres. Trois mois à Paris, comment pourrait-il en être autrement ?

Je dois aussi avouer que je n’ai pas beaucoup écrit depuis mon arrivée. Cette chronique est ma première vraie occasion. Et tandis que j’écris, que la cloche de l’école voisine sonne, que les voix d’enfants jubilants emplissent le crépuscule, je me souviens de mon moment préféré depuis le début de ce voyage.

Le soir de l’ouverture du festival, sept ou huit lycéens m’ont approché, un exemplaire de mon livre bien serré à la main, et m’ont demandé photos et autographes. J’ai cru que c’était une blague. Qu’ils exagéraient. Qu’ils se foutaient de moi. Toujours cette réaction réflexe dont je dois me débarrasser.

Ces jeunes étaient si authentiques, si enthousiastes, si heureux et surpris que je leur accorde un peu de temps. S’ils avaient su. Je leur en aurais donné bien plus s’ils avaient demandé. Ils m’ont expliqué combien ils avaient aimé le livre et Gus Lindquist, un des personnages principaux. C’est le moment où je me suis le plus rapproché d’un petit vedettariat.

Cette brève rencontre m’a laissé estomaqué et étourdi.

Leur amour pour Les Maraudeurs a ravivé mon amour pour ce livre. Et leur amour pour ce livre a ravivé mon amour pour l’écriture. À présent, excusez-moi. J’ai un livre à écrire. J’espère. Et si l’inspiration et l’énergie me quittent, si les choses se corsent, ce qui est inévitable, je me souviendrai de leur visage, et des voix enfantines qui résonnent dans la rue de la Jarry.

Traduction : Dominique Chevallier

English text

VINCENNES PART 1

Here I am almost two weeks into my residency in Vincennes, the day after the pandemonium of Festival America, and I must admit that I’m still growing accustomed to living so far away from New Orleans. New Orleans seems a solar system distant. Every so often homesickness clobbers me. Then panic. Then disbelief. What am I doing here ?

I’m a creature of habit. A hermit crab content inside his shell. There are two-year-olds better traveled than I. Toy poodles. Pokemon. I’m forty-two---how the hell did this happen?---and I haven’t seen much of the world outside the United States. Because I had no time. Because I had no money. But that’s not all. The full truth: I’m neurotic and accident-prone. I’m stubborn. I need several hours a day of “alone time”. And I cherish my predictable creature comforts. At this late date, it’s time to change. It’s time to see more of the world and open myself to new experiences, new relationships, new horizons. And what perfect timing, given the gift of this residency.

If someone told me three years ago that the novel I was then revising, The Marauders, would be published by Random House in America, I would have thought them recklessly optimistic. I had been through too much heartbreak, too many disappointments. I was cynical, jaded, tired. I was broke and ragged from twelve-plus years of teaching full time for less than a living wage.

Cue the tiny self-pitying violins. I know, I know.

But if someone told me three years ago that the novel would be published in France? By Albin Michel? That the book would find a large and enthusiastic audience? That the book would open up so many doors to so many opportunities, including festivals and book signings and staying in Paris for three or four months to work on my second book ? Well, I would have thought that person crazy or sadistic or both. Yet here I am. Surreal. What strange turns a life can take.

It’s only been two weeks, but these fourteen days have been full of interviews, book signings, panels. And dinners. God, the dinners. Dinners here in Vincennes and Paris are two- and three -hour affairs. Wine, espresso, bread, wine, appetizers, entrees, desert, wine, espresso, a little more wine.

My knowledge of French is next to nil. I’m trying. I really am. Promise. I’m...opiniatre? And so far, thank goodness, the people of Vincennes have been patient and forgiving with my frantic pantomiming and jabberwocky. Apple! Beard clipper! Post-It Notes!“Security, isle three.”

Other Parisians have been downright solicitous. For instance, after I told him I was lost, one older gentleman, in a T-shirt that said “Sex Monster,” led me two blocks to the RER station. The whole way I was thinking, “This guy’s probably crazy. Of all people you ask, it’s this guy with the shirt. Sex Monster. Jesus Christ. He probably has a hatchet and he’s probably going to chop your head off. Nice work, dipshit.”

Nothing of the sort happened. Obviously. No, the kind soul simply went out of his way to help a lost and hapless foreigner. I arrived safely at the station and caught my train. I must have thanked the guy seven, eight times. Finally, he held up his hand: stop, please. Then he swept his arm in a gesture that encompassed the cloudless Saturday morning sky. The sunny cobbled boulevard. The sidewalk markets bright with flowers and fruits and vegetables.

“Why not?” he said. “It’s a beautiful day.”

Indeed.

There are more to come, I think. Three months in Paris, how could there not ?

I must also confess that I haven’t written much since arriving two weeks ago in Vincennes. Today is my first substantial opportunity. And as I write this, as the recess bell of the school on Rue Jarry tolls, as the voices of gleeful children fill the gloaming, I am reminded of my favorite moment so far in this journey.

On the opening night of the festival, a group of seven or eight high school kids came up to me, and, clutching copies of my book, asked for photos and autographs. I thought they were joking. Exaggerating. Screwing with me. My usual knee-jerk reaction, which I need to let go.

The kids were so genuine, so enthusiastic, so happy and so surprised I’d give them a moment of my time. If only they realized. I would have given them many more moments had they asked. They told me how much they loved the book and how much they loved Gus Lindquist, one of the main characters. It was the closest I’ve ever come to minor celebrity.

The brief encounter left me gut-punched and giddy.

Their love for The Marauders makes me love the book anew. And their love for the book makes me love writing anew. Now, if you’ll excuse me. I have a book to write. I hope. And should inspiration and energy leave me, should the going get rough, as it inevitably does, I will remind myself of their faces, and the voices of children carrying along the Rue Jarry.