Traduction française

J’étais censé profiter de cette extraordinaire occasion de vivre et de travailler à Vincennes pendant trois mois en 2020. Je sortais à peine de la tournée de promotion de mon roman Ohio quand j’en ai reçu l’invitation et, bien sûr, j’ai accepté presqu’immédiatement. Cela faisait quelques années que je n’avais plus voyagé hors des États-Unis. J’avais vécu ma période d’étudiant fauché puis passé plusieurs années à tenter de donner naissance à mon roman avec tout le temps et l’énergie qu’implique un tel projet. Que le livre connaisse un tel succès, qu’il ait été traduit en français et en plusieurs autres langues était un état de fait si incroyable qu’il était difficile d’envisager cette suite : on m’invitait à séjourner en France. Gratuitement. À cause de ce que j’avais écrit.

Cette invitation est un des éléments qui m’ont fait petit à petit prendre conscience qu’enfin, après des années de travail exténuant, de revers, de rejets et de déceptions, je commençais une véritable carrière d’écrivain professionnel. En plus, j’allais pouvoir faire une des choses que je préfère : arriver quelque part sans connaître personne, et voir ce qui se passe.

Bien entendu, je ne suis pas venu à Vincennes en 2020 pour la résidence. À la place, j’ai décidé que ce serait amusant de ne pas bouger de mon studio à lutter contre une crise d’angoisse quotidienne tandis que mon pays gérait au plus mal une pandémie mondiale et passait par une campagne électorale épouvantable qui s’est presque terminée en coup d’état. Le fait que je travaillais à mon prochain roman qui porte sur le chaos social, économique et politique à l’horizon du monde tandis que la crise climatique part en vrille incontrôlée  n’a pas vraiment aidé. Tous les évènements fictifs sur lesquels j’écrivais faisaient les uns après les autres la une du très véridique New York Times.

Pour nombre d’entre nous, tant de temps s’est passé ces deux dernières années à être les proches témoins de morts, de souffrances, de douleurs et de pertes de dimensions historiques. Et puis quand le Festival America, Vincennes et moi-même avons réussi à coordonner cette résidence, après trois vaccins et même avoir contracté Omicron en janvier dernier, voilà que Vladimir Poutine lance une guerre atroce et meurtrière contre l’Ukraine.

Cela paraît incongru, bien sûr, de participer à des rencontres littéraires, d’enseigner un cours d’écriture créative et de faire le touriste dans Paris tandis que cette vague traumatique ébranle l’ordre du monde. Mais comme j’ai fini par le comprendre depuis qu’Ohio a été acheté par Simon & Schuster juste après l’élection de Donald Trump, on peut prévoir qu’à l’avenir, c’est ainsi que vont se dérouler les choses. Le Normal a disparu (si tant est qu’il ait jamais existé). Ce que nous voyons, à présent, en tant qu’électeurs de démocraties occidentales assiégées, en tant que lecteurs, qu’écrivains, que citoyens du monde, c’est une douloureuse et longue urgence qui s’étend devant nous pour le reste de nos vies, et qui n’a pour caractéristiques que son imprévisibilité et sa capacité à nous choquer.

Que faire de cette réjouissante pensée ? En toute honnêteté, j’ai bu de nombreuses bières en terrasse tout en lisant un livre, ce qui, en soi, me paraît un acte fondateur de démocratie et un facilitateur de justice. J’y reviendrai dans ma prochaine chronique.

Le travail qui nous attend, qu’il s’agisse d’isoler et de vaincre Poutine, de vacciner le monde contre ce fléau de Covid-19, ou d’arrêter puis d’inverser les émissions de gaz à effet de serre, est d’une urgence extrême, mais il faut aussi l’accomplir avec endurance, brique par brique, vote par vote, pompe à chaleur par pompe à chaleur pour sevrer l’Europe de ce gaz qui à la fois ruine la planète et permet à Poutine de financer sa guerre féroce. En attendant, il nous faut vivre notre vie quotidienne, aller chercher les enfants à l’école, acheter des bananes chez le primeur et répondre à des courriels professionnels trop longs.

Une de mes citations préférées est celle d’un moine et défenseur de causes sociales : Thich Nha Hanh, ami de Martin Luther King Jr et résident de longue date en France. Ce moine bouddhiste est mort en janvier dernier, mais il laisse des écrits parmi les plus émouvants et les plus incisifs sur la condition humaine. Il écrit :

« La peur nous maintient concentré sur le passé ou inquiet pour l'avenir. Si nous reconnaissons notre peur, nous réalisons que dès maintenant nous allons bien. En ce moment, aujourd'hui, nous sommes encore en vie, et notre corps fonctionne à merveille. Nos yeux peuvent encore voir le beau ciel. Nos oreilles peuvent encore entendre les voix de nos êtres chers. »

J’y ai pensé lorsque je suis arrivé à Paris, où en moins de deux semaines je me suis fait un ami de cet auteur brillant et fascinant qu’est Michael Christie. Il a écrit un roman, Lorsque le Dernier Arbre, qui s’apparie parfaitement à la bière que l’on prend à une terrasse de café. Je suis venu dans cette résidence pour explorer, apprendre, me recharger, me renouveler, me rappeler ce qui dans cette vie, dans cet art, dans ce métier me fascine depuis si longtemps. Le temps est à nouveau venu d’arriver quelque part, n’importe où, et de voir ce qui se passe.

Traduction : Dominique Chevallier

 

Texte original

I was supposed to be enjoying this remarkable opportunity to live and work in Vincennes for three months back in 2020. I was fresh off the paperback tour for my novel Ohio when I got the invitation and, of course, I agreed almost immediately. It had been a few years since I’d traveled outside the U.S. I’d been doing my time as a broke grad student, and then I’d spent several years pushing my novel into the world with all the associated time and energy such a project entails. That the book was finding such success and that it had been translated into French and several other languages was such a shocking development it was hard to conceptualize this next part: I was being invited to stay in France. For free. Because of my writing.

The invitation was part of the dawning realization that finally, after so many years of grueling work and setbacks and rejection and disappointment, I was forging a career as a working author. Plus, I would get to do one of my favorite things: show up somewhere not knowing anyone and see what happens.

Of course, I did not come to Vincennes in 2020 for the residency. Instead, I decided it would be fun to sit in my one-bedroom apartment and fend off a panic attack every day as my country mismanaged a global pandemic and went through a horrifying election which nearly ended in a coup. That I was working on my next novel about the social, economic, and political chaos on the world’s horizon as the climate crisis spins out of control did not help. All the terrifying fictional events I was writing about kept appearing on the front page of the non-fictional New York Times.

For many of us, so much of the last two years was spent bearing acute witness to historic death, suffering, pain, and loss. And then when Festival America, Vincennes, and I finally managed to put this residency together, after three vaccinations and actually contracting Omicron in January, on the eve of my departure, Vladimir Putin launches a war of atrocity and murder against Ukraine.

It feels incongruous, of course, to be doing book events, teaching a creative writing class, and sightseeing around Paris while this wave of trauma roils the world order. But as I’ve come to realize ever since Ohio sold to Simon & Schuster following the election of Donald Trump, this is the way it’s going to be for the foreseeable future. Normal is gone (if it ever really existed). What we’re looking at now, as voters of embattled Western democracies, as readers and writers, as global citizens, is a long, painful emergency stretching ahead for the rest of our lifetimes, one which will be characterized only by its unpredictability and ability to shock.

What to do with that cheery thought? In all honesty, I’ve been drinking a lot of beer outside cafes while reading a book, which in and of itself, I view as a foundational act of democracy and enabler of justice. I’ll touch on that more in my next dispatch.

The work ahead, whether it’s isolating and defeating Putin, vaccinating the world against the scourge of Covid-19, or halting and eventually reversing greenhouse gas emissions, has enormous urgency, but it also must be done with stamina, brick by brick, vote by vote, electric heat pump by electric heat pump to wean Europe off the gas that is both wrecking the planet and allowing Putin the financing for his savage war. In the meantime, there is our day to day lives, when we all must pick up our kids from school, get bananas at the store, and reply to overlong work emails.

One of my favorite quotes is from the monk and social activist Thich Nhat Hanh, friend of Martin Luther King, Jr. and longtime resident of France. The Buddhist monk died in January, but he leaves behind some of the most moving and incisive writing on the human condition. He once wrote:

“Fear keeps us focused on the past or worried about the future. If we can acknowledge our fear, we can realize that right now we are okay. Right now, today, we are still alive, and our bodies are working marvelously. Our eyes can still see the beautiful sky. Our ears can still hear the voices of our loved ones.”

I thought of this as I arrived in Paris, where within the first two weeks I made fast friends with the brilliant and fascinating author Michael Christie. He wrote a book called Greenwood that pairs perfectly with the beer I’ve been drinking outside a café. I came on this residency to explore, to learn, to recharge, to renew, to remind myself what it is about this life, this art, this craft that has so long fascinated me. It is that time again: to show up somewhere, anywhere, and see what happens.