"What is the purpose of your trip to Northern Ireland ?" Mon anglais nord-américain était un peu rouillé, mais j’ai répondu au policier nord-irlandais comme je réponds normalement aux policiers étatsuniens qui m’interrogent à la frontière canado-américaine : "Long weekend, sir." L’échange a été assez bref et cordial. Dans l’illustration dorée qui orne la page couverture de mon passeport, les armoiries du Canada, il y a l’Union Jack, la couronne impériale, la harpe d’Irlande, la devise du Canada en latin et d’autres symboles qui sont des clins d’œil de l’Histoire. Élisabeth II est le chef de l’État canadien. En somme, We share the same Queen... J’ai répondu aux six questions de l’agent et hop, coup de tampon sur mon passeport, visa de six mois, Bienvenue à Belfast. Mais la jeune fille qui me précédait dans la file d’attente des non-EU and non-UK citizens, les aliens, a subi un interrogatoire plus minutieux, et je ne sais même pas si elle a finalement passé la frontière. Quand j’ai quitté la zone internationale de l’aéroport, elle y était toujours et attendait un agent d’immigration.

Dehors, il pleuvait. Un crachin d’automne, une sorte de rideau très fin entre soi et le monde. Les collines d’Irlande étaient d’un beau vert franc ; on ne m’avait pas menti, l’Irlande nous offre toutes les nuances de vert. Puis l’autobus est entré dans la capitale historique de l’Irlande du Nord, dont les traces du conflit qui a trouvé sa résolution imparfaite, mais historique, dans les accords du Vendredi saint de 1998, notamment, sont encore bien visibles sur les murs. Trente années d’une guerre qui porte le nom de Troubles. Les Troubles, en français ; the Troubles, en anglais.

Après avoir posé mes affaires à l’hôtel, j’ai sillonné la ville à pied, armée d’un carnet de notes et d’adresses, d’un stylo, d’un appareil photo et d’un plan, ces outils sans lesquels l’écrivain-voyageur n’est pas grand-chose. Je me suis baladée en plein jour et à la tombée de la nuit, Belfast est une ville dont le taux de criminalité est très faible. Les groupes paramilitaires loyalistes ont déposé les armes et l’IRA provisoire a mis un terme à sa campagne armée. La mer n’est pas plate, sans vagues, tout n’est pas parfait, m’ont dit les Irlandais que j’ai rencontrés, mais ils ont la paix.

Il arrive qu’on sonde discrètement l’étranger dans le train, car on aime bien, j’imagine, là-bas comme ici, là-bas comme partout, cocher d’une croix la bonne case. "Did you go to Shankill ?" Shankill, c’est un quartier populaire de West Belfast, bastion du protestantisme militant séparé des secteurs catholiques par le Peace Wall, le mur de la paix dont les portes qui l’ouvrent par endroits sont verrouillées le soir et en cas d’émeute. Pourquoi ce fermier m’a-t-il posé cette question dans le train, entre Dublin et Belfast? Trente ans de guerre, trois décennies d’un conflit qui a bouleversé chaque famille d’Irlande du Nord, "tout le monde", ça change une vie et ça s’inscrit dans l’Histoire et l’histoire, dans les livres d’Histoire et la mémoire des familles. Le fermier était originaire de Moy, dans le comté de Tyrone. Plus de 80 % des habitants du village se disent catholiques. Les protestants y sont minoritaires. Moy a été le théâtre, pendant les Troubles, de plusieurs affrontements entre loyalistes et républicains, des règlements de compte. J’ai répondu prudemment à la question de l’homme qui avait pris place devant moi. Je portais à l’annulaire de la main droite un anneau de Claddagh en or, souvenir de Dublin. L’anneau de Claddagh est un symbole irlandais fort que portent les amoureux et les descendants d’émigrants irlandais. Le fermier de Moy, taquin et sympathique, m’a posé quelques questions, comme le policier à l’aéroport de Belfast. Il a balayé du regard la table qui nous séparait, puis il a fixé son attention sur l’anneau. Il a pincé les lèvres — doucement, à peine, mais j’ai eu l’impression qu’il n’était pas de ceux qui porteraient cet anneau —, il a détourné le regard et il a fait silence. Avant de rassembler ses affaires et de descendre du train à Portadown, il a serré la main que je lui ai tendue. En 1983, sa poignée de main n’aurait peut-être pas été aussi franche.

Les Dublinois sont formidables et d’une gentillesse remarquable, mais je suis rentrée à Belfast comme on rentre à la maison. Puis à Paris comme on rentre à la maison. Et enfin à Vincennes, à la maison. J’ai plusieurs "chez-moi", des villes et des pays qui pourraient être les miens, comme Montréal et le Québec, si les frontières étaient abolies. Il y a la France, et depuis le 19 octobre dernier, il y a aussi l’Irlande.En décembre, je m’offre une journée à Londres. Un ami québécois m’a dit : "Tu vas voir, quand on met les pieds en Angleterre, on a l’impression de rentrer à la maison." Cet ami n’est pourtant pas très "God save the Queen". Depuis qu’il a l’âge légal pour boire de l’alcool, il est plutôt "Vive le Québec libre". L’identité, c’est l’affaire de toute une vie, c’est complexe, c’est tout un roman.

PERRINE LEBLANC

À lire : Retour à Killybegs et Mon traître , magnifiques romans de Sorj Chalandon.

Chronique parue dans le numéro de décembre 2014 de Vincennes info