Avant de prendre l’avion j’ai dit à ma mère : Je vais plus souvent en France qu’à Québec. La capitale du Québec n’est pourtant qu’à trois heures de voiture de Montréal. Il faut dire que la superficie du Québec représente trois fois celle de la France métropolitaine (le Canada fait quant à lui quatorze fois la taille de la France, territoires d’outre-mer inclus), alors les distances… Québec est une ville magnifique. C’est la seule ville fortifiée au nord du Mexique. Si j’avais une voiture, je passerais mes weekends à Québec. Mais je ne conduis pas, je ne sais pas conduire, je n’ai pas le permis  et on m’invite moins souvent à présenter mon travail à Québec qu’en France.

Ma ville, Montréal, je la parcours à pied. Et c’est de la même façon que je découvre Vincennes. Le dépaysement qui saisit à son arrivée en France un Nord-Américain anglophone ou hispanophone ne me concerne  pas. Je parle la langue de votre pays, le français est ma langue maternelle et ma langue d’écriture. C’est plutôt à l’architecture et aux traces laissées par l’Histoire que je dois mes plus grandes surprises. Vous avez de vrais châteaux, en France. Celui des Québécois, c’est le Château Frontenac, un hôtel luxueux construit à Québec, à la fin du XIXe siècle, qui domine le cap Diamant et surplombe le fleuve Saint-Laurent…

Montréal est la métropole du Québec et la plus importante ville francophone d’Amérique. C’est une ville de près de 1,7 million d’habitants. Avec sa perspective américaine, son horizon dessiné par les gratte-ciel, la tour penchée du stade olympique et le mont Royal, Montréal a peu à voir avec Vincennes, qui me rappelle plutôt Victoriaville, où j’ai grandi, dans la région des Bois-Francs qui produit notamment un excellent sirop d’érable, et Arthabaska, où je suis officiellement née, un endroit charmant dont le nom est dérivé d’un mot en langue crie qui signifie "là où il y a des roseaux". Et c’est parfait ainsi !

Je vais vivre à Vincennes jusqu’à la fin de l’année. En tête-à-tête avec mon projet de roman. En petit comité avec les Vincennois qui voudront bien partager du temps avec moi : en atelier, à la médiathèque, à  l’école, au lycée, à la librairie, etc.

La vie entre à plein dans l’appartement où je loge, situé à quelques minutes de marche de l’hôtel de ville. Les cris de joie et de jeu des enfants, pendant la récréation et les activités scolaires qui se tiennent dans la cour de l’école jouxtant l’immeuble, sont la basse continue de mes heures de travail. Le vent s’engouffre dans le logement et fait claquer les portes quand j’ouvre l’une des fenêtres du séjour et celle de la cuisine. L’ascenseur de l’immeuble, que j’entends monter et descendre le matin, le midi, le soir et même la nuit (un "squish squish" auquel je me suis rapidement habituée, un coucou tranquille et rassurant), me rappelle que tout ce qui monte redescend, que je ne suis pas seule, que je suis parmi les vivants.

J’ai posé mes valises et mes marques. J’ai adapté les gestes du quotidien à cette vie d’une saison et demie. J’ai trouvé les boutiques qui fournissent les produits dont j’ai besoin, un boulanger, une épicerie. J’ai acheté du thé vert en feuilles, de Chine et du Japon, parfumé à la fleur de cerisier et au bleuet. J’ai établi un itinéraire pour la grande marche quotidienne qui délie les muscles des jambes et stimule l’imaginaire, ce muscle invisible. J’ai retrouvé mes amis français. J’ai décodé l’appartement, apprivoisé les quatre serrures à ouvrir pour avoir accès au logement, mis de l’ordre dans mes dossiers et mes projets d’écriture. J’ai  trouvé une nouvelle routine de travail.

Une curieuse expression que j’aime bien, et que nous avons peut-être même forgée en Amérique du Nord, décrit ce changement de routine et cet exil volontaire, bénéfiques et passagers : "changer le mal deplace". Je n’étais pas malheureuse à Montréal, bien au contraire, mais en traversant l’Atlantique, en changeant de fuseau horaire et de routine, j’ai "changé le mal de place" et laissé les tracas à Montréal. Être ailleurs et chez soi, faire de ce charmant ailleurs son chez-soi pour un temps et écrire en paix, c’est une chance.

PERRINE LEBLANC

P. S. : Le Festival AMERICA vient de prendre fin. Hier, pour la première fois, j’ai dit "à la maison" et "chez moi". À la maison, rue de la Jarry jusqu’en janvier.

Chronique parue dans le numéro d'octobre 2014 de Vincennes info