Deux Frances vues par un Sappony

Traduction française

Où que je me trouve dans le monde – à Vincennes pour les dix semaines à venir – je me demande souvent comment je suis arrivé là. Non pas physiquement, par avion, en voiture, en moto ou avec mes deux pieds. Mais comment, en essayant de comprendre la conjonction de forces qui ont dû entrer en collision pour que moi, jeune homme Sappony, j’occupe ces espaces spécifiques dans lesquels  j’ai eu la chance de pénétrer ces dix dernières années, depuis que je suis parti de chez moi pour aller à l’université. Il y a la chance. Il ya l’effort. Il y a encore la chance. Il y a eu plus d’amis généreux et bienveillants que je n’en méritais qui ont ouvert des portes et m’ont entraîné à l’intérieur. Mais alors que depuis deux semaines, je marche dans Vincennes et dans Paris à regarder fixement l’architecture ouvragée de pierres taillées, les vitraux, les statues de marbre parfaites, leur supposée permanence conçue pour éblouir tous ceux qui les contemplent, je me retourne vers une force en particulier, une force profondément enfouie non seulement en moi, mais en tous les membres de la tribu Sappony qui peuvent se déplacer librement dans notre monde moderne.

La langue anglaise (ou française) voudrait me faire appeler cette force d’un mot banalement réducteur comme « résilience », ou « persévérance ». Je laisse ces termes au passé. Ils sont inadaptés, comme ces adjectifs censés définir tous les indigènes survivants des génocides et de l’assimilation. Comme vous êtes braves de continuer à être vivants, semblent-ils dire. Comme si ce n’était pas ce que nous avons fait depuis des dizaines de milliers d’années, avant que les envahisseurs ne viennent d’Angleterre, d’Espagne et, oui, de France. La meilleure manière de nommer cette force, c’est de laisser tomber la description et d’offrir une histoire. Une vie, en fait.

Mon grand-père, Otha Charles Martin, a quatre-vingt seize ans et est en pleine forme ; il tond toujours sa pelouse, conduit toujours jusqu’aux bureaux du conseil tribal, accueille toujours ses dix enfants encore en vie, ses douzaines de petits-enfants (et le nombre grandissant d’arrière petits-enfants) chez lui avec grand plaisir. O.C., comme tout le monde dans la communauté des High Plains l’appelle, a vécu plusieurs vies. Né dans une famille de métayers, il a été scolarisé à l’École Indienne des High Plains mais n’a jamais été diplômé, car il est parti au travail dans les champs comme des générations d’hommes Sappony l’avaient fait avant lui. Dans le sillage de la guerre de Sécession, la Caroline du Nord a été ségréguée en trois parties : les Blancs, les Noirs et les Indigènes. Nos communautés sont restées entre elles, travaillant au champ pour de riches propriétaires, se serrant les coudes pour résister aux forces violentes à l’œuvre juste au-delà des frontières de notre tribu. La seule fois où notre peuple a quitté la communauté, c’était pour une cause commune, et horrible: la Guerre.

Mon grand-père, à dix-neuf ans, a été arraché à ses champs et appelé sous les drapeaux pour être soldat pendant la deuxième guerre mondiale. Il a servi à l’Armée, dans les Forces de Libération. O.C. a quitté High Plains et s’est bientôt retrouvé ici, pas loin de là où je suis assis à Vincennes. Il y a trois mois, j’ai eu l’occasion d’aller chez moi, à High Plains, chez mon grand-père, pendant une semaine. Nous avons évoqué mon futur séjour, et ce voyage que lui avait accompli il y a quelques sept décennies. De fait, nous avons rencontré deux Frances. La sienne, effondrée, brisée, pleine d’éclats d’obus de l’artillerie allemande. J’ai visité la Sainte Chapelle du Château ici à Vincennes, dont les vitraux ont volé en éclat du fait de ces mêmes obus.

Mon grand-père se souvient – est hanté par, pour être plus exact – les souvenirs de trains pris avec ses camarades, à distribuer les pauvres rations qu’ils avaient à des citoyens français ou belges affamés. Il se souvient avoir escorté des prisonniers libérés des camps de concentration, où Hitler observant les tactiques génocidaires utilisées contre les autochtones aux États-Unis, avait massacré des millions de citoyens juifs. Il nous a aussi raconté à mon frère et à moi les lettres d’amour qu’il écrivait à feue ma grand-mère, Nancy ; lui, planteur de tabac qui ne fumait pas, vendait ses rations de cigarettes pour lui acheter des bijoux. Et puis, il est revenu dans une nation où quand il est né, en 1926, les citoyens autochtones n’avaient pas le droit de vote, ni celui d’aller à l’université ; il a élevé onze enfants avec Nancy, dont le neuvième était mon père. Tous des gens qui votent. Tous des diplômés universitaires. Tous nés dans un monde meilleur que celui de la génération précédente.

Je reviens sur cette idée de permanence physique, de celle que l’on trouve à Vincennes et à Paris, et d’ailleurs dans toute l’Europe et qui frappe souvent les américains- moi aussi du reste -  d’émerveillement. Ce sentiment de permanence pourtant n’est qu’une façade dans un sens. Parce que les américains voient ce qui a résisté aux obus, aux mortiers et aux incendies et ils murmurent à quel point c’est impressionnant qu’ils soient toujours debout, tant ils sont persuadés que la société est née sur leur terre il y a à peine cinq siècles. Mais la vie de mon grand-père – notre existence même en tant que peuple Sappony – est aussi une forme de permanence. Elle n’est pas gravée dans le marbre, ni peinte sur des vitraux, mais dans la chair et dans le sang, dans la terre et dans les pins et dans les ruisseaux bouillonnants. Ce n’est ni de la résilience ni de la persévérance. C’est la vie. Et voilà comment je suis arrivé ici.

Nick Martin. Traduction Dominique Chevallier

 

Texte original

Two Frances Through Sappony Eyes

Wherever I find myself in the world – Vincennes for the next ten weeks – I reflect, often, on how it is I came to arrive there. Not physically, not by plane or car or bike or my own two feet. But how, as in trying to understand the concoction of forces that had to collide in order for me, a young Sappony man, to occupy the exclusive spaces I’ve been fortunate enough to step into over the past ten years since I left home for university. There’s luck. There’s hard work. There’s more luck. There have been more than my fair share of generous, helpful friends, opening doors and pulling me inside. But as I’ve spent the past two weeks walking around Vincennes and Paris, staring up at the ornate stone-carved architecture and stained glass windows and impeccable marble statues, their purported permanence meant to stun all who gaze upon them, I return to one force in particular – a force deeply wound into not just my being, but those of every Sappony tribal member able to move freely throughout our modern world.

The English language would have me name this force something banally reductive, like resilience, or perseverance. I’ve left those terms in the past. They are inadequate – adjectives meant to define all Indigenous survivors of genocide and assimilation. How brave you are, they seem to say, to go on living. As though that is not what we had done for tens of thousands of years, before the invaders came from England and Spain and, yes, France. Instead, I’ve found the best way to name this force is to leave descriptors behind and to offer instead a story. A life, really.

My grandfather, Otha Charles Martin, is ninety-six years old and still kicking, still mowing his own yard, still driving to our tribal council offices, still welcoming his ten living children and their dozens of grandchildren (and their growing number of great-grandchildren) into his home with delight. O.C., as everyone in the High Plains community knows him, has lived a life several times over. Born to sharecroppers, he attended the High Plains Indian School but never graduated, instead going to work in the fields, as generations of Sappony men had done before him. In the wake of the Civil War, North Carolina was segregated three ways: White, Black, and Native. Our tribal community kept to ourselves, working the fields for wealthy white landowners, sticking together to withstand the violent forces just outside our community’s boundaries. The only time our people left the community was for a common cause, horrific as it was: War.

My grandfather, at nineteen years old, was plucked from the fields and drafted to serve in the Second World War. He served in the Army – in the Liberation Forces. O.C. left High Plains and soon found himself here, not far from where I am sitting in Vincennes. Three months ago, I had the opportunity to go home to High Plains and stay with my grandfather for a week. We spoke about my upcoming trip, and about the trip he had taken some seven decades ago. Indeed, we have witnessed two Frances. His, crumbled, broken, riddled with the remains of German artillery shells. I visited the Sainte-Chapelle here in Vincennes, its stained glass windows shattered by these same shells.

My grandfather recalls – is haunted by, more accurately – memories of riding the train with his fellow servicemembers, giving away what little rations he had to starved French and Belgian citizens. He remembers escorting freed prisoners from the concentration camps, where Hitler, eyeing the genocidal tactics used against Native people in the United States, massacred millions of Jewish citizens. He also told my brother and I of the love letters he would write to my late grandmother, Nancy; he, a tobacco farmer who did not smoke, would sell his cigarette rations to buy her jewelry. And then, he would return to a nation where, upon his birth in 1926, Native citizens did not bear the right to vote or to attend university, and raise eleven children with Nancy, the ninth of them being my father. All of them voters. All of them college graduates. All of them born into a better world than the generation before.

I return to that idea of physical permanence, the kind found here in Vincennes and Paris, and indeed all of Europe, that often strikes American eyes, indeed my own eyes, with wonderment. That feeling of permanence, though, is a facade in a way. Because Americans view what has withstood the shells and mortars and fires here and whisper to themselves how impressive it is that they continue to stand, believing deeply that society was born on their land just five centuries ago. But my grandfather’s life – our very existence as Sappony people – is permanence, too. It is not set in stone or stained glass, but in flesh and blood, in earth and pines and bubbling creeks. That is not resilience, nor perseverance. It is living. That is how I came to be here.

Nick Martin