Ladies and gentlemen, bonjour ! Je vous écris depuis la rue de la Jarry. La première fois que je découvrais le nom de cette rue, je fouillais ma tête de fond en comble pour trouver son origine. Je me suis mis à penser à Alfred Jarry, et encore plus loin (pour me perdre) à Émile Ajar / Emi La Jar, mais en vain, le double en moi ne m’a rien révélé sur cette rue.

Une amie m’a envoyé au diable avec mes références plus que factices en littérature… «Ne vois-tu pas que c’est tout simplement la rue des Impôts ?» La brutalité avec laquelle elle m’a parlé m’a choqué, mais je me suis rendu vite à l’évidence que les impôts restent les impôts, il faut payer, en dehors de cette règle, tout le reste est littérature.

Je vous parle depuis ma fenêtre donnant sur la rue de la Jarry, pourtant je ne vais même pas payer les impôts. L’histoire, c’est que depuis le 1er août de cette année, je suis ici à Vincennes en résidence d’écriture, jusqu’au 31 décembre. Cinq mois d’écriture, de poèmes plein les poches et surtout de balades les mains libres. Je fais vœu d’écriture et d’escapades. Ce qui revient au même. Déjà au bout d’un mois, et bientôt deux passés ici, j’ai pas mal marché, ai bu des coups dans les bars, d’où je suis sorti parfois «la tête à l’ envers» , lucide à peine, avec les yeux peuplés de lucioles d’artifices.

Je fais le plein de gratuités grandioses, maintenant place à l’écriture. Je me propose d’écrire un roman dans le cadre de cette résidence. Tout roman est avant tout un moment, ou juxtaposition de plusieurs moments ayant reçu leur baptême d’encre sur la page, afin que l’écrivain puisse fixer sa mesurable éternité. Longtemps je me suis dit, que si je ne balance pas ma vie dans la fiction, c’est l’affliction qui aura la peau. C’est une douleur à marée haute qui prolongera mon gosier jusqu’à l’étouffement.

Par le passé, j’ai déjà eu, le temps d’un éclair, une aventure, je dirais même, un flirt avec Vincennes. Un souvenir lumineux. C’était dans le cadre d’une séance d’atelier d’écriture. J’avais foulé pour la première fois la ville en 2007 au cours d’une intervention au collège Saint-Exupéry. Là, j’ai eu droit au plus beau des compliments, exigeant de moi tout de même un petit effort de longévité pour mieux apprécier son pesant d’or. À la fin de la séance d’atelier, un élève en préadolescence m’a coupé en pleine formulation d’adieux, et m’a dit en me regardant droit dans les yeux : «Monsieur, je vous trouve très sympathique ! – Merci, puis-je savoir pourquoi ?» , l’ai-je interrogé, perplexe. Là, il m’a donné le coup de grâce : «Vous êtes le premier poète à se présenter sans calvitie !»

Avant moi à Vincennes, comme vous le savez, il y a eu tour à tour deux autres écrivains en résidence, Eddy Harris et Charles D’Ambrosio. Je les considère comme mes ancêtres en terre vincennoise. Je pense beaucoup à mes prédécesseurs Eddy et Charles. À chaque fois que je vais m’acheter des légumes, ou me fournir en côtes de porc, cuisses de poulet et compagnie, chez le boucher du coin, je pense à eux. Quand je touche un livre, ouvre la pochette d’un disque à la médiathèque dans l’espace Cœur de ville, mes ancêtres s’invitent toujours dans mes pensées. C’est étrange non, ils viennent vers moi, je les vois avancer bras dessus bras dessous. Ils arrivent souvent quand je dois m’occuper des questions de bouffe et autres nourritures terrestres. Dans un sens, il me semble normal qu’un Haïtien ayant reçu un séisme sur la gueule en plein janvier, pense à sa bouffe jusqu’à Vincennes. Dans le monde d’ailleurs, l’activité normale d’une bouche consiste à attendre avec gourmandise soit un baiser soit une bouffe. Les deux réunis ensemble sont l’apanage d’une catégorie désignée sous l’épithète de gens heureux. La jungle tranquille.

Je dois dire aussi que je n’avais pas deux jours dans la ville que l’épicier du coin ma identifié comme l’écrivain invité, je lui ai demandé comment il a fait pour me repérer. Il m’a juste répondu que les deux autres résidents qui m’ont précédé étaient ses clients. Ce qui rend l’énigme encore plus grande. Je conclus alors que les écrivains doivent exhaler une odeur particulière, à laquelle sont sensibles seuls les femmes et les épiciers.

J’ai évoqué plus haut le mot séisme. Difficile de penser à cet univers de bruit et de fureur qui régnait le douze janvier en Haïti, sans que mon corps n’en ressente des tremblements, presque de même magnitude et de même misère que ces trente-cinq secondes, complices du grave déploiement de l’accordéon de la mort. Jusqu’à Vincennes, mon corps garde encore des traces de poussières du tremblement de terre, je ne viens pas ici pour me les faire épousseter. Peut-être suis-je là pour mieux les épouser ? En sachant que ces grains de poussière sont entrés par effraction dans mes pores. Profondément. À la manière d’une bombe à fragmentations. À force de s’infiltrer en moi, mon corps est devenu un petit séisme en soi, avec un capital, une économie de tremblements que je garderai, contre mon gré, jusqu’à la fin des temps.

J’ouvre maintenant ma fenêtre donnant sur la rue de la Jarry, pour laisser entrer le vent de l’imaginaire sans besoin pour cela d’aller rendre des comptes à l’hôtel des impôts, situé à quelques mètres de ma table d’écriture. Tiens, ces mots constituent mes premiers pas dans le cadre du festival. God Bless America !

James Noël

NDLR : en savoir plus sur le Festival America