… Il vaut mieux rester américain, selon mes amis. Moi, par contre, je crois qu’il vaut même mieux être célèbre – ou bien un peu connu. Mais pas trop. Il faut rester humble. L’autre matin, je voulais prendre le métro pour aller à Paris. L’automne était dans l’air et je portais un blouson et un feutre italien noir.

Le soleil brillait. Je portais aussi mes lunettes de soleil. Je ne pensais pas à me cacher, même si j’ai été plusieurs fois reconnu et arrêté dans la rue – et pas par la police, pour une fois. En tout cas, en lunettes et en feutre, j’étais sûr que personne ne me reconnaîtrait. Je n’y ai même pas pensé.

Lorsque je suis arrivé au métro Bérault, une jolie femme – non, une délicieusement belle femme – me regardait. Je la regardais aussi. Elle se tenait devant la petite sandwicherie à l’entrée de la station, comme si elle me guettait – ce qui n’était pas du tout le cas ; elle attendait sûrement quelqu’un d’autre. Mais elle m’avait vu de loin et à mon approche, elle commençait à venir vers moi.

Moi aussi, je l’avais vue de loin et ne pouvais pas m’empêcher de la fixer du regard bêtement. Je lui souriais. Rien que cela. Pas un mot, pas un geste. Juste un petit sourire.

J’étais sur le point de descendre l’escalier quand elle m’a retourné mon sourire. Deux secondes d’une extase qui n’a pas duré. Je croyais qu’elle voyait un beau mec, de la même façon que je regardais une belle fille. Mais non ! « Eddy Harris » elle m’a dit. Ce n’était pas une question mais un constat. Elle savait qui j’étais.

Zut ! Je me suis dit que je devais la connaître aussi, une personne que j’ai rencontrée dans la rue, après un de mes débats pendant le festival America, peut-être une enseignante à une école où je suis intervenu. L’extase a fondu. Elle avait un livre à la main – mon livre – Harlem. Elle était en train de le lire quand elle m’a vu. Elle voulait une petite signature.Mince, alors ! Que ça ? Qui est déjà pas mal, mais bon.

« Ce que vous écrivez me touche, vraiment » elle m’a dit. Et elle est repartie avec le livre et la petite dédicace, disparue comme un ange dans les nuages, me laissant avec un souvenir et une question. Qui se dissout, se reconstitue et évolue dans plusieurs questions, et même une philosophie.

Être célèbre, et je ne peux pas imaginer comment c’est d’être vraiment célèbre, c’est poser une question : qu’est-ce qui, en effet, lie la célébrité et la négritude et le fait d’être une femme, etc. etc. Je croise une personne dans la rue.Elle me regarde. Qu’est-ce qu’elle voit ?

Ici à Vincennes, il m’est arrivé souvent d’être reconnu, arrêté avec une remarque : « Ah, vous êtes le/notre/cet écrivain américain. » Chouette. Une petite discussion se poursuit, toujours gentille. Des plaisanteries. On se serre la main. Et on se sépare. Facile. Plus souvent on me regarde comme ça, et je ne sais pas pourquoi. Est-ce parce qu’on me reconnaît ? Parce qu’elle voit un beau mec qui l’intéresse ? Parce que je suis noir ? C’est la paranoïa venant du regard de l’autre.Pis ! Ce qui m’arrive dans la vie – quotidienne, ou plus grand, dans ma carrière, dans des confrontations avec la police, pour le bon autant que pour le mauvais – est-ce que cela m’arrive parce que je suis une chose ou une autre ? Le doute est un des éléments du racisme les plus pernicieux. Et moi je ne peux pas vivre comme ça. Je refuse !

J’entre dans une boutique, la personne derrière le comptoir est soit plaisante, soit pas. Mais je ne peux pas attribuer son attitude et ses réactions à la couleur de ma peau.

Dans ce monde il y des cons et des non-cons. Je leur permets leurs réactions. Je leur permets de voir devant eux l’homme formidable que je suis ou ce que je représente ou tout autre chose. Et je ne me questionne pas – sauf dans mes écrits et ma vie professionnelle où je questionne tout.

Faire autrement est porter depuis toujours et pour toujours un lourd fardeau de l’histoire, qui effacerait mon sourire et qui est trop pesant pour le petit homme que je suis. Et je préfère le sourire.

Eddy L. Harris