Tu étais assise au premier rang et tu m’as demandé quel avait été le jour le plus triste de ma vie. Je n’ai pas su comment te répondre. Comme la plupart des adultes qui cherchent à être honnêtes, pour moi, ce que vise la réponse à une question, c’est la vérité, mais je n’étais pas sûr que la vérité importait ce matin là, entouré que j’étais de soixante ou soixante-dix de tes camarades de classe ; un grand nombre d’entre eux avaient préparé ma visite en proposant des questions dont la réponse était beaucoup plus facile que la tienne, qui était une très bonne question, je tiens à ce que tu le saches, mais à laquelle il est très difficile de répondre avec vérité.

Je dois aussi reconnaître que j’étais dans la confusion, dans l’hésitation. Je ne suis pas menteur, bien sûr, mais j’ai du mal, parfois, à bien situer la vérité. Elle est mouvante. Elle est changeante. Un jour, elle est ta meilleure amie, le lendemain, elle ne t’adresse même pas la parole. Ce matin-là, la vérité était fatiguée et timide.

Quand je suis venu dans ta classe, c’était tôt pour moi, j’étais mal réveillé, et quand j’ai sommeil et que c’est le matin, j’ai tendance à être triste, surtout si je n’ai pas bu ma tasse de café, et que je n’ai pas pris une heure, à peu près, pour gribouiller dans mon carnet de notes. C’est ce que j’aime faire, le matin, avant toute chose. Je me réveille, je bois une tasse de café, et j’écris dans un carnet. La plume, le papier et une heure de silence sacré, tout ça pris ensemble, pour moi, c’est un peu comme une prière, encore que je ne demande rien, et que je n’attende aucune réponse. Les grandes passions jaillissent souvent des sensations les plus simples, et mon amour des petits carnets vient sans doute du bruit que fait la fine plume de mon stylo quand elle crisse sur le papier. Je suis amoureux de cette musique légère. Pour moi, une ligne d’encre bleue sur une page, c’est comme un souffle. Dans mes carnets, j’écris sur les choses ordinaires pour les voir clairement, et pour que, remises à l’échelle, je les apprécie comme autant de miracles. Je prends aussi les grands événements étonnants qui m’arrivent, et je les rends ordinaires. J’essaie de trouver une place pour chaque chose, c’est ce qu’on appelle la perspective, et cela inclut ces mystères qu’on ne sait pas où caser, et aussi ces questions difficiles, qui dérangent, comme la tienne, et qui resteront sans réponse, à jamais.

Mais après n’avoir pas eu de réponse pour toi, j’ai quitté ton collège avec une sensation lancinante : ce sentiment que tu méritais mieux venant de moi. Alors, comme le font souvent les écrivains, je vais revenir sur le passé, et revivre cet instant, maintenant, sur le papier : ce matin-là, dans la grande salle, et ta bonne question, et je vais te répondre aussi directement que je le peux : le jour le plus triste de ma vie, c’est le jour où mon petit frère est mort. Il s’appelait Danny, et il était jeune quand il est mort, et ça, c’est toujours tragique, et pas dans l’ordre de nature. Mais ce n’est pas ça qui m’a rendu si triste. C’est juste qu’il me manquait. Il avait de longs cheveux noirs, il composait de la musique et jouait de la guitare, il adorait le foot et n’arrêtait pas de me piquer mes livres – ce que j’admirais en secret, parce qu’il les lisait ! Je ferai une petite remarque sur la mort, c’est que très vite, les gens arrêtent de prononcer tout haut le nom de la personne qui est morte. C’est comme si un jour la tour Eiffel disparaissait mais que plus personne, dans la France entière, ne parlait d’elle. C’est étrange. Un silence s’installe dans toutes les conversations et on ne comprend pas pourquoi. C’était bizarre de vivre dans un monde où plus personne ne disait le nom de mon frère. Danny me manquait et je ne pouvais rien faire pour changer le cours de l’histoire et le ramener. J’étais impuissant. J’avais l’impression de ne pas avoir de mots, pas même son nom.

Tu as eu une intuition très intéressante et très juste, et plus que tout, je veux que tu saches à quel point ce que tu pensais était intéressant et juste, quand tu as poursuivi ta question en disant que d’après toi, les écrivains étaient parfois des gens tristes. Beaucoup de gens ont des blessures, et parmi eux, les écrivains, mais je dirais aussi que souvent nous souffrons, puis les blessures guérissent d’une façon qui nous donne une force nouvelle. Quand Danny est mort, je n’ai pas réussi à trouver des réponses à mes questions, ni à apaiser ma tristesse, et j’ai commencé à écrire dans des carnets, à fabriquer mes propres réponses. J’ai écrit tous les jours. J’écrivais au restaurant, dans les jardins publics, dans l’autobus, dans ma chambre, la nuit. Je n’allais nulle part sans mon carnet et bientôt j’ai eu l’impression d’être tout nu si je quittais la maison sans avoir un stylo dans ma poche. Danny me manque toujours, et j’écris toujours dans des carnets, mais à présent, quelque chose d’extraordinaire s’est construit autour de moi, cette vie qui est la mienne est remplie de mots et de gens qui les aiment autant que moi. C’est mystérieux et beau à la fois. C’est cela qui m’a amené à Vincennes ! Et tout cela est né d’un mot, le nom de mon frère, qui a soudain disparu… c’est-à-dire, jusqu’à ce que tu poses ta merveilleuse question, et que tu me donnes cette occasion, cette deuxième chance de dire son nom tout haut. Merci !

Charles D’Ambrosio Décembre 2009Traduction : Dominique Chevallier.

To The Young Girl at Collège Françoise Giroux Who Asked Me About Sadness

You sat in the front row and you asked me about the saddest day in my life and I wasn’t sure how to answer. Like most adults who aim for honesty I see the truth as the target of any question, but I wasn’t sure if the truth mattered that morning, surrounded by sixty or seventy of your classmates, many of whom had prepared for my visit with questions that would be far easier to answer than yours, which was a very good question, I want you to know, but also a very difficult one to address truthfully. Now I want to admit that I was confused, I was unsure. I’m not a liar, of course, but I do have trouble, now and then, locating the truth. It moves around. It changes shape. It is your best friend one day and then the very next day it won’t even talk to you. That morning, the truth was tired and shy.

When I visited your class it was early for me, and I was somewhat sleepy, and whenever I’m sleepy and it’s morning, I’m prone to sadness, particularly if I haven’t had my cup of coffee and taken an hour or so to scribble in my notebook. That’s what I like to do, everyday, before anything else. I wake, I drink one cup of coffee, and I write in a notebook. Pen and paper and an hour of holy silence, taken together they’re kind of like praying to me, though I don’t ask for anything and I don’t expect to be answered. Great passions very often rise out of the simplest sensations, and my love of notebooks probably springs from the sound the sharp nib of my pen makes as it scratches across the paper. I’m in love with that faint music. To me, a line of blue ink on a piece of paper is like a breath. In my notebooks, I write about small ordinary things so that they are seen clearly and, set to scale, appreciated as miracles; and I also take the very large and strange things in my life and make them ordinary. I try to find a place for everything, which is called perspective, including those mysteries that have no place, as well as those hard, confusing questions, like yours, that will go unanswered forever.

But when I had no answer for you, I left your school with a nagging feeling, a sense that you deserved better from me. So, as writers often do, I’ll return to the past and relive that moment now, returning, on paper, to that morning and the classroom and your good question, and I’ll answer you as directly as I can: the saddest day of my life was the day my little brother died. His name was Danny, and he was young when he died, and that always feels tragic and unnatural. But that isn’t what made me so sad. I just missed him. He had long black hair, wrote music and played the guitar, loved soccer, and would never stop stealing my books –which I secretly admired, because he read them! One small observation I would make about death is that very soon people stop mentioning the name of the dead person out loud. It’s as if one day the Eiffel Tower disappeared but no one in all of France mentioned it. It feels weird. A silence gathers inside every conversation and you can’t figure out why. It was strange to live in a world where no one would speak my brother’s name anymore. I missed Danny and there was nothing I could do to change history and bring him back. I felt powerless. I felt like I had no words, not even his name.

You had a very interesting and true intuition –and more than anything, I want you to know how interesting and true your feelings were—when you followed up your question by saying that you thought writers were sometimes sad people. Many people have suffered wounds, writers among them, but I would also offer this, that often we suffer and the wounds heal in ways that bring new strength. When Danny died, I couldn’t find answers to my questions or put to rest my sadness, and I started writing in notebooks, making my own answers. I wrote every day. I wrote in restaurants, in city parks, on buses, in my room at night. I never went anywhere without my notebook and soon came to feel naked if I left the house without a pen in my pocket. I still miss Danny, and I’m still sad, and I still write in notebooks, but now something extraordinary has built up around me, this life I live filled with words and people who love them as much as I do. It’s mysterious and beautiful. It brought me to Vincennes! All of it rising out of one word, my brother’s name, that suddenly disappeared ‐‐that is, until you asked your wonderful question, and gave me the opportunity, the second chance, to say his name out loud.

Thank you !