Allez savoir pourquoi, je suis resté fasciné devant les cageots de bois qu’on utilise pour transporter les fruits et les légumes à Vincennes. On n’en voit plus en Amérique : le carton a depuis longtemps remplacé les lattes de pin, et pourtant, autrefois, nous transportions aussi nos produits frais dans de solides caisses de bois.

Je me souviens avoir vu des piles de ces cageots, quand j’étais petit, dans la chaleur de l’été, sur le bord de la route, sous l’auvent poussiéreux d’étals de fruits, mais ils représentaient déjà quelque chose de disparu, quelque chose de rural et de fruste, qui donc gênait et allait s’effaçant dans ce passé de l’Amérique que nous refusons toujours. À la fin, ces caisses n’ont plus du tout servi à l’agriculture, mais pendant un temps, elles furent recherchées parce qu’il se trouvait qu’elles avaient exactement la bonne taille pour y classer des disques. Mes amis et moi les renversions sur le côté, et nous obtenions un rangement instantané. Chaque caisse contenait environ 70 albums, et au fur et à mesure que grandissait la collection, on rajoutait des caisses. Elles s’empilaient facilement, et si on comptait le nombre de caisses, on pouvait évaluer la richesse, et mesurer le goût de n’importe quel adolescent, comme si chaque caisse de musique était un lingot d’or.

Les disques ont été remplacés par des CD ; eux-mêmes sont aujourd’hui supplantés par le tout numérique, et une grande partie des produits que nous consommons en Amérique vient de loin : nos pommes de Nouvelle-Zélande, nos avocats du Mexique, ce qui implique d’autres modes de transport et de stockage. On ne voit plus de « produits de la ferme » où le fermier local apportait lui-même ses produits au marché dans son camion, et à présent, une simple fraise n’arrive sur ma table à Portland qu’après une migration de près de 5 000 kilomètres depuis la Floride. Mais à Vincennes, on voit encore ces cageots de bois, encore qu’ils ne soient pas tout à fait semblables à ceux dont j’ai le souvenir. Le bois est plus léger, ils sont plus fragiles, et les lattes sont agrafées ou tiennent par des fils de fer, alors que les nôtres étaient clouées… mais malgré tout, ils sont en bois. Quand je les vois au marché, empilés à côté des étals, j’ai comme un retour de ma cupidité de gamin, quand je croyais encore qu’une montagne de cageots signifiait richesse et bon goût. On jette toujours tant de cageots de fruits que j’ai été un peu consterné de voir à quelle vitesse ils disparaissaient après la fin du marché. Peut-être qu’on les recycle. Ou simplement qu’on les réutilise. Ce qui est clair, c’est que j’avais l’œil sur eux.

En rentrant à vélo chez moi, un soir, il y a une ou deux semaines, j’ai trouvé quelques cageots abandonnés au bord du trottoir. J’ai réussi à attacher la pile branlante sur mon porte-bagages à l’aide d’un tendeur. Mon plan était simple, j’en avais rêvé longtemps avant de tomber sur ces cageots : j’allais les déconstruire et les transformer. Je n’avais pas exprimé mon envie avec précision : elle me paraissait un peu vague et diabolique, comme si elle avait sa propre ardeur, distincte de moi. Ou, disons : j’avais l’impression d’avoir un secret, dissimulé aux yeux du monde, mais j’avais aussi l’impression que ce secret avait un secret, dissimulé à mes yeux. Je ne pouvais qu’obéir. Chez moi, j’ai immédiatement démonté un des cageots, en écartant les agrafes avec soin pour ne pas faire éclater le bois des lattes. À l’aide d’un couteau de cuisine, j’ai découpé de fins copeaux du bord de chacune des planches, et ai fini par fabriquer un assemblage en onglet grossier. C’était un travail de menuiserie très simple qui tiendrait à peu près une fois que j’aurais ajouté un point de colle sur les joints. J’ai satisfait mon peu d’habileté, et j’ai été surpris par ma capacité à résoudre les problèmes, non pas parce que j’avais du métier, mais de la confiance, de la patience, et simplement de la bonne volonté. À la fin de la nuit, j’avais fabriqué deux boîtes grossières, si ordinaires et si humbles qu’elles en tiraient un grand calme, comme si elles attendaient là sans angoisse, et pour le moment, elles me servent à ranger les bouts de bois que j’ai pris l’habitude de ramasser quand je me promène au bois de Vincennes.

Je donne peut-être l’impression d’avoir fabriqué ces boîtes pour une raison précise. Ça n’est pas le cas. Je n’avais pas d’idée derrière la tête. Je suis à Vincennes pour finir d’écrire un roman, et j’en suis à la dernière étape, au moment où c’est la forme même de l’œuvre qui importe plus que tout. Cela m’a surpris. D’habitude, j’écris et je laisse la forme d’une nouvelle, cette expression du désir de la substance, se dessiner d’elle-même, de l’intérieur, mais à présent que j’atteins le dernier stade de l’écriture d’un long ouvrage, la forme veut avoir son mot à dire, et semble faire montre d’un désir bien à elle, de se concrétiser et de laisser une impression. Dans mes moments d’oisiveté, je me surprends à jouer avec de l’argile, à tordre des fils de fer pour en faire des personnages, à malaxer de la cire pour la transformer en ménagerie d’animaux imaginaires, à fabriquer des objets de toutes sortes, au hasard, pourvu qu’émerge une forme, une marque officielle de mon énergie. Je me suis intéressé à la sculpture, art qui jusque-là n’avait pas retenu mon attention. Ces quinze derniers jours, je suis allé trois fois visiter l’atelier de Brancusi, et je ne me lasse pas de Louise Bourgeois. Est-ce cela, que ressentent les femmes enceintes ? Je pense que je sais maintenant ce qui se passe, mais cela a commencé par une vague obsession, un curieux intérêt pour des cageots en bois, et un désir confus de les reformer pour mes besoins. Je me prépare à une apparition, cette chose mystérieuse dont le visage aimant est en moi en secret depuis si longtemps, et j’espère que je la reconnaîtrai quand elle viendra.

Charles D’Ambrosio Novembre 2009Traduction : Dominique Chevallier.

BOXES

For no apparent reason I found myself fascinated by the wooden boxes used to pack fruits and vegetables in Vincennes. You no longer see those boxes in America, where cardboard long ago replaced pine slats, although there was a time when our produce, too, would have been brought to market in stout wooden crates. As a child I remember seeing stacks of those boxes in the heat of summer, by the side of the road, under the dusty awning of fruit stands, but already they represented something gone, something rural and crude and hence embarrassing that was fading into America’s always unwanted past. Eventually those crates stopped having any agricultural purpose and for a while were prized because they happened to be the perfect size for organizing record albums. My friends and I would tip them on their sides for instant shelving. Each box held roughly 70 albums, and as your collection grew, you added more. They stacked well, and by counting up the crates you could estimate the wealth and measure the taste of any teenage boy, as if each crate of music were an ingot of gold.

Records were replaced by disks, and disks themselves have now been superseded by digitized bytes, and much of the produce we eat in America comes from far away, our apples from New Zealand, our avocados from Mexico, requiring other means of shipping and storage. “Truck farms,” in which the farmer himself brings his own produce to market, are no longer common, and now even a simple strawberry makes it to my table in Portland only after migrating 3000 miles from Florida. But in Vincennes, there are still those wooden boxes, although not quite like the ones I remember. The wood is lighter and flimsier and the slats are held in place, not by nails, but by staples and wire ‐‐but they are made of wood, nevertheless. When I see them stacked beside the stalls on market day some of my old boyish avarice comes back, still believing that a mountain of boxes means wealth and taste. There are always so many of the discarded fruit crates that I’ve been a little dismayed to note how quickly they vanish after the market closes. Perhaps they’re recycled. Or simply reused. Obviously, I’ve been eyeing them.

Riding home one night a week or two ago, I found a couple of the boxes abandoned by the curb. I managed to lash the rickety stack to my bike rack with a bungee chord. My plan was simple, one I’d daydreamed into being long before I found these boxes: I would deconstruct and reconfigure them. My urge wasn’t particularly articulate –the urge felt somewhat vague and demonic, as if it had an ardor all its own, separate from me. Or put it this way: I felt that I had a secret, hidden from the world, but I also felt that the secret had a secret too, hidden from me. All I could do was obey. At home, I immediately began taking one of the boxes apart, prying at the staples with care so that I wouldn’t split the wooden slats. With a kitchen knife, I shaved thin slices from the edge of each board and came up with a crude miter, a simple form of joinery that would hold well enough after I ran a bead of glue along the seams. I indulged my lack of skill, and was surprised by my ability to solve problems, not through craftsmanship, but by way of trust and patience and a simple willingness. When the night was over I had crafted two rough boxes, so plain and humble they acquired a calm, as if waiting without anxiety, and for the time being I’ve used them to store the sticks I have a habit of gathering on walks in the Bois de Vincennes.

That may sound as if I’d made these wooden boxes with a purpose in mind, and I did not. I had no idea. I’m in Vincennes to complete a novel, and I’m the final stages, where the shape of the work itself matters more than ever. I’ve been surprised by this development. Most of the time, I write and let the shape of a story evolve from within, an expression of the material’s desire, but now, in the last phases of a long work, shape itself wants its say, and seems to exhibit a desire all its own, wanting to find form and leave an impression. In my idle moments, I find myself playing with clay, or bending bits of wire into silhouette figures, or molding candlewax into a menagerie of imagined beasts, making objects of all kinds, indiscriminately, as long as they leave a shape behind, some formal record of my nervous energy. I’ve taken an interest in sculpture, an art that had never held my interest. In the past two weeks, I’ve visited Brancusi’s atelier three times, and I can’t get enough of Louise Bourgeois. Is this what pregnant women feel? I think I know what’s happening now, but it began with a mild obsession, a strange interest in wooden boxes, and an inarticulate desire to reshape them for my own purposes. I’m readying myself for an appearance, this mysterious thing whose loving face has so long remained a secret inside me, and that I hope to recognize when it does arrive.